Cadavres exquis
Rends-moi mon innocence
Je te donnerai deux balles de tennis.
Je veux tout savoir sur la reproduction des grenouilles
Mais je n'ai rien à dire sur la spiritualité des rhinocéros.
Rends-moi ma valise à roulettes, celle qui ne fait pas de bruit
Je te donnerai des carambars si tu es sage.
Je veux tout savoir sur la poule grise du fermier
Mais je n'ai rien à dire sur son sale caractère.
Rends-moi ma tapette à souris
Je te donnerai la maturité.
Je veux tout savoir sur la culture de l'artichaut
Mais je n'ai rien à dire sur la conception de ce plan machiavélique.
Rends-moi ma tranche de saumon
Je te donnerai ta recette de saumon à l'unilatérale.
Je veux tout savoir sur la cueillette des fraises en Amazonie
Mais je n'ai rien à dire sur la candidature de Sarkozy.
Rends-moi mes chaussettes vertes
Je te donnerai un gros morceau de roquefort.
Je veux tout savoir sur la vie hors du système solaire
Mais je n'ai rien à dire sur ses actions.
Rends-moi ma sucette à la fraise
Je te donnerai ta peau d'ours.
Je veux tout savoir sur ce politique
Mais je n'ai rien à dire sur ta façon d'élever tes enfants.
Portrait cubiste
« La place Saint-Sulpice en deuil après le décès de Jojo », par notre envoyé spécial, Jacques de la Tour.
La place Saint-Sulpice perd un de ses monuments : Jojo, alias Joseph Carlitz, est décédé la nuit dernière suite à une crise cardiaque. Notre envoyé spécial a interrogé, pour notre journal, des habitués du quartier.
Pascal C., gérant du café Le Saint-Sulpice :
« Si je connaissais Jojo ? Mais bien sûr ! Il était un de mes clients les plus fidèles. Toujours le sourire aux lèvres, lançant un bonjour amical aux clients. Bon, c’est vrai qu’il avait des jours avec et des jours sans — il faut dire que vivre comme ça, sans domicile vraiment fixe, ça doit pas être drôle tous les jours. Quand je le trouvais trop déprimé, j’essayais de le faire parler avec certains de mes habitués. Eh bien c’est comme s’il avalait un grand verre de jus de fruits vitaminé ! Ah, Jojo, il va nous manquer, c’est sûr. »
Gérard D., kiosquier :
« Ah, Jojo ! Je n’ai jamais rencontré un tel personnage. Il était toujours en train de traîner sur la place, quand il n’était pas au café de Pascal bien sûr. Le plus drôle, c’est qu’il ramassait toutes sortes d’objets, et aimait les exposer sur un banc près de la fontaine. Ça intriguait les passants bien évidemment. Et quand il trouvait un livre, il aimait le lire au soleil et venait en discuter avec moi quand il l’avait terminé. C’était un homme cultivé et sensible. Quelle triste fin ! »
Marie-Dominique de L. H., gérante du magasin de chocolats fin, rue Bonaparte :
« Oui, bien entendu que j’ai déjà croisé le chemin de ce, comment déjà, Jojo. C’était un pauvre hère qui, à mon goût, passait bien trop de temps à bayer aux corneilles sur les bancs de la place au lieu de chercher du travail. Enfin… Son allure laissait clairement à désirer et je ne vous parle pas de sa chevelure… Je n’appréciais guère qu’il traînât devant le magasin, avec toute sa pacotille qu’il aimait apparemment tant exposer au regard des passants. Et le plus insupportable est qu’il venait régulièrement mendier devant ma vitrine en tendant un affreux gobelet Starbucks. Dans quel monde vit-on, grand Dieu ! »
Madeleine S., boulangère :
« Jojo, c’était une institution à lui tout seul dans le quartier. Il avait le cœur sur la main cet homme. Tenez, par exemple, il aidait toutes les petites mamies à monter les marches de l’église avant la messe. Je le sais, je le voyais depuis ma vitrine ! Et il n’attendait rien en retour, attention ! Parfois, il leur portait leurs courses, ou tirait leur Caddie. Un homme généreux ce Jojo. Ah, bien sûr, avec son apparence un peu défraîchie, il ne plaisait pas à tout le monde, notamment à la Madame la Comtesse du magasin de chocolats. Il le savait d’ailleurs, et allait exprès faire la manche devant sa vitrine ! On rigolait bien, je vous assure ! Jojo, c’était la bonne humeur incarnée. Le quartier ne sera plus le même sans lui. »
Bernard, pigeon :
« Jojo, c’était mon meilleur ami. Il n’hésitait jamais à partager son sandwich avec moi. Nous passions des heures à jouer ensemble. Il me lançait des miettes le plus loin possible, je m’envolais pour les rattraper et les picorais en roucoulant de plaisir. Je perds un ami cher que je ne pourrai jamais remplacer. »
Voilà, en quelques mots, tracé le portrait de ce drôle de personnage qui laissera un éternel stigmate sur la place Saint-Sulpice.
Hélène
*******
Robert Lavardin, c’est l’élégance !
Grand, élancé, toujours impeccable dans son costume trois pièces, avec sa cravate "Courrège" et son côté "british" il affiche une certaine assurance et même, diraient quelques-uns de ses détracteurs, un rien jaloux, un certain contentement de soi.
La quarantaine avantageuse, Robert Lavardin est professeur de mathématiques au sein du lycée Paul Valery et bénéficie, de par ses méthodes d’enseignement efficaces, son humour raffiné et son magnifique sourire, d’une très grande sympathie auprès de ses supérieurs, collègues et élèves.
— Monsieur Lavardin ! Quel professeur de mathématiques nous avons là, et quel professionnalisme, quelle réussite !!!
Monsieur le Proviseur ne tarit pas d’éloges sur son Cher Collègue.
Quel esprit d’initiative, quel sens pédagogique, pensez qu’avec ses méthodes il nous a fait faire un bon énorme dans nos résultats au baccalauréat, et je ne vous parle pas de ses petites plaisanteries qui donnent à nos réunions professionnelles une décontraction et un dynamisme que beaucoup nous envient.
— Moi qui suis représentant des parents d’élèves, je puis vous affirmer que la venue de ce Monsieur dans notre établissement a été un bienfait pour tous. Beaucoup de parents se sont réjouis des progrès en mathématiques de leur progéniture et m’ont affirmé que, si les enfants avaient ce genre d’enseignant comme professeur de français, ils pourraient exprimer de façon un peu plus académique leur : "Ouah, trop le kif le prof, comment qu’il nous donne des astuces et des trucs mémo-machins pour nous faire réussir ! Ouais, trop cool, trop top le prof !!!..."
— Oh Robert !!!... Pardon !!!... Je veux dire Monsieur Lavardin, quelle prestance, quelle distinction minauda sa collègue, professeur d’histoire-géographie. Et puis, gentil, comme il est, comme il doit rendre son épouse heureuse, osa-t-elle rougissante…
— Ah, Monsieur le Juge, j’ai bien écouté le témoignage de toutes ces personnes. Je serais bien en peine de les contredire, moi qui ai succombé à son charme, à son intelligence.
Ah, son intelligence, Monsieur le Juge, voilà des années qu’il fait des comptes, des statistiques, des calculs de probabilité, qu’il échafaude je ne sais quelle stratégie, afin de découvrir la martingale qui nous sortira, enfin, de la situation dans laquelle nous a fait sombrer sa passion pour le jeu. Pensez, Monsieur le Juge, tout y est passé, notre auto, notre campagne et même notre appartement.
Maintenant, nous vivons dans un logement social et nous sommes couverts de dettes.
Mais quand même, vraiment, de là à penser qu’il mettrait de l’arsenic dans le thé de Maman après lui avoir fait contracter une énorme assurance-vie, dont je suis la bénéficiaire, ça je ne l’aurais jamais imaginé.
Maintenant, je me réveille effrayée, toutes les nuits, en me demandant ce qu’il aurait fait de moi, si son crime n’avait pas été découvert…
Pierre
*******
Lulu, c'est moi qui la connais le mieux. Je peux vous dire qu'elle est très chouette. Elle est un peu stricte au niveau des croquettes, elle dit que c'est pour mon bien parce que j'ai pris du bide. Mais elle est gentille. Elle me brosse, elle m'achète des souris en tissu, elle ne fait pas trop d'histoires quand je déchire le bas des rideaux. Ça fait trois ans qu'on est ensemble. Avant je vivais tout seul, derrière le G20. Mais un jour j'ai eu un accident, une voiture m'a écrasé une patte. Et là, comme une super Cat-woman, Lulu est arrivée et m'a sauvé la vie. Depuis on habite ensemble. Parfois quelqu'un essaie de s'installer avec nous, mais je m'en débarrasse facilement.
Lulu, c'est la femme de ma vie. On est faites l'une pour l'autre. Elle le sait, je crois ; mais elle n'assume pas. Je suis sa première copine. Avant moi elle était avec un mec ; elle a mis deux ans à comprendre que ce n'et pas normal d'être aussi malheureuse. Le pauvre, il n'était pas plus mal qu'un autre. C'est Lulu qui n'était pas au bon endroit. Avec moi elle revit. J'aimerais bien qu'on s'installe ensemble. Mais elle préfère vivre seule dans son studio. Parfois je me dis qu'elle préfère son chat.
Lucille était une très jolie petite fille. Je lui mettais des robes à smocks, des chaussures vernies, tout le monde m'en faisait des compliments. Je lui ai donné la meilleure éducation possible. Elle joue de la harpe, elle fait du point de croix, elle ne jure pas. Une enfant parfaite. Je ne comprends pas ce qui s'est passé. Quand elle m'a annoncé qu'elle était lesbienne, j'ai fondu en larmes. Qu'est-ce que j'ai bien pu rater dans son éducation ? Et puis "lesbienne", quel horrible mot ! Je crois plutôt que cette horrible femme aux cheveux courts lui a embrouillé l'esprit. Le père Jacques me dit que ça passera. Je prie le ciel qu'il ait raison. Qu'on me rende ma Lucille !
Lulu, c'est la fille discrète. On bosse bien, on rigole pendant les pauses-café, mais elle ne sort pas trop le soir avec les collègues. On ne lui en veut pas, on voit qu'elle n'est pas à l'aise dans les bars. C'est son côté versaillais. Elle fait très bourge, le genre à porter des jupes à mi-mollet et à épouser un banquier. Mais en fait elle est toujours en jean et elle n'a pas d'alliance. Alors je ne sais pas. J'ai peut-être une chance. Lucille et Gérard, ça ferait un beau couple !
Vanessa
À partir de photos en noir et blanc
Que va-t-on devenir, maintenant ? Maintenant que l’on a plus d’homme.
Déjà que ça n’était pas facile avant, alors maintenant, que va-t-on devenir ???
Dans le temps, c’était bien, enfin bien, disons que l’on arrivait à peu près à s’en sortir.
Certes, on vivait dans la crainte, la crainte de ces policiers très assidus, au service du président, la crainte d’une dénonciation pour un mauvais mot qui nous serait venu un jour de colère, la crainte de perdre ce petit boulot qui nous permettait tout juste de subsister, la crainte de ne plus pouvoir nourrir les enfants, en fait la crainte de tout.
Mais nous vivions, tant bien que mal, mais nous vivions, en attendant des jours meilleurs.
Et, voilà mon Ali, devenu tellement sombre, qu’il a commencé à écouter les autres là, les avides de pouvoir, ceux qui veulent remplacer le président par on ne sait quelle idée moyenâgeuse et dicter leur loi par la terreur. Et plus il les écoutait, plus il s’assombrissait.
Moi, je ne voyais pas trop l’intérêt, qu’y avait-il de commun entre ces hommes violents et ténébreux, et mon tendre époux qui nous a toujours choyés. Choisir entre eux et le président, c’était choisir entre la peste et le choléra. Alors s’est ajoutée la crainte de la guerre.
Et puis, on a réussi à partir, à quitter cet enfer, dans des conditions épouvantables, mais peu importe, on a réussi à partir, j’étais pleine d’espoir. Pensez donc, vivre dans un pays en paix, un pays de libertés où la peur ne rythmerait pas nos journées. Bien sûr, nous n’avions plus rien, les passeurs nous avaient pris le peu que nous avions, mais nous allions travailler dur et nous allions nous en sortir. Etre heureux, enfin !!!...
Mais, une fois la mer traversée, ça ne s’est pas vraiment passé comme nous l’espérions. Des comme nous, il y en avait des milliers, parqués là, dans un camp entouré de barbelés, avec tout juste de quoi manger et à peine de quoi boire.
Alors, aller plus loin, travailler, il ne fallait même pas y penser.
C’est là, que mon Ali est devenu fou, ce jour où, pour on ne sait quelle raison, il n’y eu pas de distribution d’eau, il s’est mis à hurler, brailler, gesticuler et insulter les gardes en invoquant Dieu. C’est lorsqu’il s’est emparé d’une barre de fer qui trainait là, que les gardes, le prenant pour un extrémiste exalté, ont tiré.
Lui, qui ne voulait que de l’eau pour ses enfants, lui qui voulait tant pour nous, il était là, étendu dans la boue, inerte, mort. Il ne pouvait plus rien pour nous
J’ai tant crié, ce jour-là, que je n’ai plus de voix, que je n’ai plus de force. Pour sa mémoire, je m’efforce de rester digne, serrant contre moi ma petite dernière entourée de mes trois autres.
Je n’ai plus que mon chagrin et ma douleur qui me tenaillent le ventre encore plus que la faim, et je me pose et me repose, encore et toujours, la même question : "Mais que va-t-on devenir ?"
Et Dieu qui ne répond pas…
Pierre
« Gare de l’Est, terminus ! ». Enfin nous arrivions. Ce voyage depuis le front m’avait paru interminable. Pas autant, certes, que les quatre années que je venais de passer dans ces tranchées de l’enfer. Mais ma fatigue, mêlée à la joie de retrouver les miens, avait eu raison de ma patience.
Nous descendîmes du train, le regard un peu vide, comme si nous découvrions un lieu inconnu alors que mes compagnons de voyage et moi-même étions tous parisiens. Nous redécouvrions la gare de l’Est, sa rosace, puis son parvis. Des autobus, spécialement affrétés car nous étions des centaines, nous attendaient avant de nous conduire aux quatre coins de la capitale. L’odeur de Paris me saisit de plein fouet, moi qui n'avais plus en mémoire que l’odeur de la boue, du sang, des chairs en décomposition et des gaz asphyxiants.
Mais déjà nous devions avancer vers les autobus. Chacun choisissait le sien en fonction des directions affichées sur leurs côtés. Je montai dans celui qui allait en direction du Trocadéro. J’habitais avenue de la Motte-Picquet, dans le 15ème arrondissement. J’espérais y retrouver ma famille, dont je n’avais plus de nouvelle depuis presque un an. Avec un peu de chance, l’autobus me déposerait à proximité.
Je dis au revoir à mes compagnons et je serrai dans mes bras Charles, avec qui j’avais partagé les six derniers mois de cet enfer. Il habitait le 12ème arrondissement et nous allions donc devoir nous séparer sur le parvis de la gare.
Après nous être promis de correspondre, je suis monté dans mon autobus, apaisé et anxieux à la fois. Comment allais-je être accueilli ?
Je craignais aussi bien d’être embrassé que d’être rejeté. Et puis, j’avais honte. Certes, je n’avais pas été grièvement blessé comme certains, mais il me manquait deux doigts à la main droite et j’appréhendais le regard de mon épouse et de mes enfants. Il me faudrait bien vivre avec ce souvenir indélébile de la guerre de toute façon. Et puis, Mathilde était une femme aimante et généreuse, elle m’accepterait comme j’étais, c’était certain.
Perdu dans mes pensées, je n’avais même pas senti l’autobus démarrer, rouler dans les rues étrangement animées de Paris et me transporter inexorablement vers la vie.
Hélène
On apprend à les aimer, ces jardins parisiens, avec leur nature entièrement recréée, leurs allées sableuses, leurs marronniers disséminés de ci de là, leurs bosquets fleuris, leurs lacs artificiels, leurs faune de pigeons et de canards, leurs kiosques à musique, leurs chaises de métal vert, leurs buvettes et leurs fontaines, et puis toutes leurs attractions enfantines, des plus traditionnelles, comme les guignols ou les balançoires, aux plus absurdes, la calèche tirée par un minuscule poney qui chie partout, ou, pire encore, la carriole tirée par une autruche ; les enfants adorent, ce n'est pas tous les jours que les petits parisiens voient de près un animal aussi authentique.
L'autruche, elle, avec son tout petit cerveau dans sa toute petite tête, ne pense qu'à une chose : manger la casquette de son guide. On a mis fin à l'attraction après que l'autruche a creusé un trou à coups de bec dans le crâne du pauvre homme.
Vanessa